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18 décembre 2010 6 18 /12 /décembre /2010 16:08

 

Just-Cause-2_Vue-plongeante.jpg

"Qui suis-je ? Où vais-je ? Dans quel état j'erre ? Pourquoi je suis habillé en noir ?"

 

Pas besoin de grandes phrases pour présenter le jeu. Vous jouez un mercenaire, doté à dessein d'un nom ridicule de pornstar (Scorpion), censé semer le chaos – en open space, sur un archipel. Terre, mer, montagne, désert. L'ensemble représente 1000 km2 explorables. Je ne peux pas en dire autant de mon appart. 

Autrefois, si vous étiez un galérien, au 19ème siècle, un oisif – un faquin ! – vous pouviez toujours écrire pour passer le temps. Vous ratiez votre vie, votre carrière militaire, votre frère philosophe et contre-révolutionnaire vous faisait de l'ombre. vous ne pouviez vous taper aucune meuf parce qu'elle étaient toutes romantiques, et qu'elle se seraient damnées pour un Keats ou un Yeats plutôt que pour un militaire raté. Qu'à cela ne tienne. Vous n'achetiez pas une PS3, mais vous sortiez vos plumes. Et vous parliez de votre voyage dans une chambre pour parodier joyeusement tous les vrais homme, tous les vrais aventuriers. 

Xavier de Maistre en tout cas l'a fait. Et sans le savoir, il anticipait déjà sur tous les jeux open space à venir. Parce qu'il parle merveilleusement de l'ennui, de l'imagination procrastinatrice, et de l'urgence sexuelle dans laquelle vit le geek/rêveur. Xavier de Maistre c'est le nolife du 19ème... sauf qu'il allait probablement voir des prostituées syphilitiques une fois de temps de temps plutôt que de traîner sur les tchats de cul. Imaginez deux trois parts de pizzas qui traîne par terre, et des factures impayés, et vous avez la vie d'un gamer.

Extrait du Voyage autour de ma chambre. Goûtez :

 

"Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage car je la traverserai souvent en long et en large ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : "Aujourd’hui je ferai trois visites j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé." Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !… Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée. Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, et je m’y arrange tout de suite."

"Et je commence à jouer à ma PS3" aurait-il pu ajouter...

 

Just-Cause-2_Xavier_de_Maistre.jpg

Le front surdéveloppé du geek. Typique.

 

Le parcours de Xavier de Maistre dans sa chambre, c'est le parcours de votre avatar Scorpion sur l'île virtuelle. Dans les deux cas, vous partez plein d'entrain, et dans les deux cas, vous finissez par vous saborder. Je ne vais pas détailler le fonctionnement du jeu. Je trouve tellement plus classe que X2Maistre en traduise l'essence que je préfère laisser à ceux qui veulent en découvrir les détails par eux-mêmes le soin de le faire (la prochaine fois, je vous promet Shakespeare expliquant Vanquish, ou Racine dissertant sur God of War).

En attendant, le principe est là : vous allez d'un point A à un point B, de préférence en volant une pauvre bagnole familiale à un habitant de l'île. Vous pouvez même l'écraser pendant qu'il lève les bras en criant à l'injustice. Et vous roulez cinq minutes. Les décors sont réussis. Les variations météo parfaites. Il peut même pleuvoir. Et comme dans la vie réelle, il se peut que vous développiez une nette préférence pour les couchers de soleil romantique, dans votre hélicopter en feu volant au-dessus de l'océan. 

Mais au bout de ces cinq minutes, une petite alarme sonne dans votre cerveau. Vous avez besoin d'action. Vous êtes au beau milieu de nulle part – normal, la carte est tellement grande – et vous avez besoin de faire quelque chose. Vous pourriez juste faire une embardée et percuter un automobiliste. Ok, mais pas assez drôle. Vous pouvez faire tellement plus. Alors vous sautez de voiture en voiture grâce à votre grappin. Ok, mais pas assez drôle. Alors vous foncez tout droit avec la bagnole la plus rapide que vous pouvez voler au milieu du désert. Elle explose. Ok mais pas assez drôle. Alors vous provoquez les militaires, jusqu'à ce qu'un hélicopter vous réduise en steak à la verticale. OK, c'était drôle. Mais vous venez d'abandonner votre mission en plein course.

 

 

 

Une épure d'errance suicidaire.

 

Vous n'avez même pas parcouru la moitié du jeu, et vous êtes déjà fait sauter la cervelle simplement pour voir ce que ça faisait. Pourquoi ? Parce qu'il est interdit de s'ennuyer dans un jeu. C'est un jeu. Du coup, c'est votre capacité même à vous fixer un but qui est mis à l'épreuve (et paradoxalement très peu récompensé, dans Just Cause 2 en tout cas). Vous pouvez tenter de détruire tous les postes de communications de l'île, ou attaquer toutes les raffineries. Mais pourquoi ? Dans quel but ? C'est quoi la vie d'un avatar aussi frimeur qu'Antonio Banderas dans Desperados I & II qui crie comme un poivrot dès qu'il bute un passant ? Pourquoi quelque chose plutôt que rien ?

Et alors que vous vous posez ces question aux commandes de votre Boeing 747, vous voyez une tour à l'horizon, et vous avez envie de vous crasher pour voir si les programmeurs ont pensé aux détails possibles d'une redite du 11/09/01... Et si, avant le crash, vous sautez, vous  vous retrouvez à combattre une vingtaine de militaires, et vous finissez par cracher tout votre dernier litre sang sur les bottes d'un trouffion lambda. 

Vous n'avez pas progressé d'un poil et vos pulsions auto-destructrices ont encore eu raison de vous.

 

Pour le comprendre, il faut relire X2Maistre. Il faut recommencer à croire que vos ancêtres ne sont pas de gros ringards fardés, mais qu'ils avaient eu tout le temps avant vous de comprendre le tragique de l'existence. 

"Eh, X2M., s't'eupl', est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi on est tous à ce point suicidaires dans les jeux open space ?

– Mais bien sûr, je vous renverrai derechef au chapitre VI de mon génial ouvrage pour vous répondre. Je me suis aperçu, par diverses observations, que l’homme est composé d’une âme et d’une bête. – Ces deux êtres sont absolument distincts, mais tellement emboîtés l’un dans l’autre, ou l’un sur l’autre, qu’il faut que l’âme ait une certaine supériorité sur la bête pour être en état d’en faire la distinction.

– Merci, mon pote. Je ne sais pas si ça va vraiment nous servir, mais c'est toujours sympa de savoir qu'on est schizophrène. Néanmoins, le point que tu marques, c'est qu'on ne sait pas immédiatement ce qui nous pousse à adopter des comportements aussi nihilistes."

 

 

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"Ô mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ des possibles." Pindare. 

 

Et c'est là tout le problème. Une fois revenu à la raison, on se rend compte qu'on a répété le même schéma, encore et encore. Mais en attendant, l'addiction au jeu consiste à différer le plus longtemps possible la révélation de "la bête" qui est en nous. On peut toujours cliquer sur "continuer" pour éviter cette révélation. On peut toujours cliquer sur "sauvegarder" pour ne pas avoir à affronter la vacuité de nos suicides vidéos. Si la partie s'achevait réellement avec nos cascades mortelles – si on était en train de jouer à Ghost'n'Goblins, où chaque vie compte – on ferait attention, parce qu'on serait en mesure d'identifier ce qu'il y a littéralement de "bête" et d'implusif en nous. Mais les jeux récents développent des systèmes de sauvegarde qui permettent de prolonger la partie le plus longtemps possible. Et surtout, dans le cas de Just Cause 2, le jeu est curieusement non-progressif, ou en tout cas, n'incite pas à progresser. On améliore à peine nos armes ou nos véhicules. Il vaut mieux toujours les voler à droite à gauche, plutôt que préférer une stratégie furtive et prudente. Le jeu ne ment pas : il faut semer le chaos, jusque dans votre propre base pour pouvoir gagner des points. Chie là où tu manges. C'est le but.

Pourtant, si, comme X. de Maistre on a tendance à s'arrêter en plein chemin, et abolir tous nos beaux projets, c'est aussi à cause d'un détail tout bête : si vous mourrez, vous revenez dans la carte à partir de la base la plus proche. Il y en a à peu près sept ou huit (je n'ai pas envie d'être retenté par un crash de Boeing pour le vérifier) sur la carte. A chaque résurrection, vous ragez de vous retrouver toujours aussi loin de vos objectifs. Votre mission est pourtant simple. Il s'agit de semer le chaos. Mais cette destruction entraîne toujours, comme par magie, votre propre auto-destruction anticipée. Et vous mourrez comme un bouffon parce que vous avez voulu voir si avec le tank vous pouviez quand même sauter d'une falaise enneigée et ne pas exploser au moment de l'atterrissage (c'est possible, mais dès que vous quitter le véhicule, celui-ci a une propension assez formidable à exploser). J'ai dépassé les 56 heures de jeu, et je n'en ai même pas encore atteint les 50%... Je rassure tout le monde : je mettais France culture en fond sonore au moment de mes vols planés – pour compenser la chute.

 

 

just-cause-2-pc-1.jpg

Qui a dit que les jeux vidéos signaient la fin de tout romantisme...? 

Un coucher de soleil en Hors Bord... what else ?

 

N'était-ce que moi, qui étais assez taré pour risquer perpétuellement les joies du suicide virtuelle ? Non. Les quelques fois, où le Peace Provider ou le Fils de la Vérité ont pris la manette en main, l'effet a été sensiblement le même : l'exploration s'est transformée en auto-destruction. Je les ai vus grimper des falaise au grappin pendant vingt minutes, et se jeter dans le vide après. 

Mes expériences de gamer me confirme que ce n'est pas propre à tous les jeux open space. Ni infamous, ni Prototype ne m'ont poussé au suicide auparavant. L'environnement urbain modélisé était trop stimulant et moins dangereux pour avoir le temps de s'ennuyer. Mais Just Cause 2, aussi beau et prenant soit-il, vous confronte à votre propre vanité de gamer. C'est Pascalien. Du divertissement pur et dur. Magnus Nedfors, le directeur de programmation le confirme malgré lui quand il répète à tout bout de champ qu'il "ne veut rien prendre trop au sérieux", et qu'il accepte que son jeu soit "stupide dans le bon sens". 

En fait, il me semble qu'avec un discours pareil, le jeu vidéo indique de lui-même sa propre fin. On édite désormais des jeux qui s'écroulent sur eux-mêmes. Il ne tient plus qu'à vous de rester ou non sous les décombres. Après vous avoir suicider de si nombreuses fois, vous ne pouvez que remercier Magnus de vous avoir paradoxalement donné envie de sortir dehors, et de traîner l'air hagard entre des carcasses de voitures ensevelies sous la neige. 

Mais encore une fois... De Maistre, notre faquin oisif, l'avait déjà pressenti. Après la glande, le retour au monde réel, à marche forcé. Car plus vous glandez, plus vous pouvez aussi vouloir abandonner votre "bête" sur le bord de l'autoroute.

 

"Jamais je ne me suis aperçu plus clairement que je suis double. – Pendant que je regrette mes jouissances imaginaires, je me sens consolé par force : une puissance secrète m’entraîne ; – elle me dit que j’ai besoin de l’air du ciel, et que la solitude ressemble à la mort. – Me voilà paré ; – ma porte s’ouvre ; – j’erre sous les spacieux portiques de la rue du Pô ; – mille fantômes agréables voltigent devant mes yeux. – Oui, voilà bien cet hôtel, – cette porte, cet escalier ; – je tressaille d’avance.

C’est ainsi qu’on éprouve un avant-goût acide lorsqu’on coupe un citron pour le manger.

Ô ma bête, ma pauvre bête, prends garde à toi."

 

(impossible de bien comprendre la fin du livre sans lire le reste ! Eheheh... vous voilà obligé d'un planter un oeil ici)

 

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