N'y aurait-il que deux côtés dans la force ???
Voilà une semaine, à l'occasion d'une ultime soirée "films de samouraïs + bière" avec le Peace Provider, une conversation de longue date s'est invitée comme un fantôme, elle a renaît de ses cendres et est finalement venue boucler la boucle de nos quatre année d'amitié.
Notre première discussion, en plein hiver, et au beau milieu d'un concert d'un groupe de rock de province, avait commencé assez étrangement sur une déclaration : le Peace Provider croyait à l'existence d'une bisexualité latente et naturelle pour chacun (en citant Freud), et donc par extension, à l'existence de sa propre bisexualité refoulée. De là, un énorme malentendu. Si tout le monde était bi par nature, ça aurait voulu dire que mon Fournisseur de Paix intérieure et moi-même aurions pu être plus qu'amis... et ça aurait voulu dire qu'il y avait une chance minuscule de vivre ensemble un truc grandiose – une minuscule chance sur laquelle il fallait immédiatement parier (ce que rétrospectivement, je déconseille à tout le monde).
Mon premier mouvement ce soir-là a été le même chaque fois que le monde est en train de se changer en univers merveilleux de pain d'épices et de licorne multicolores : laisser parler la vulgarité (pour voir si le rêve lui résiste).
Ma réponse : "Si tu arrives à bander en voyant une bite ou un vagin, tu es bi. Sinon, tu te poses trop de question".
Baby Cart II.
"Si tu arrives à bander en voyant une bite ou un vagin, tu es bi. Sinon, tu te poses trop de question".
Quatre ans après, la discussion a repris à ce point-là. Mais avec une dose de franchise en plus.
Le Peace Provider m'a regardé dans les yeux et, déployant ses gros sourcils bruns comme des pattes d'ours, il m'a expliqué son raisonnement. Si tous les hommes sont bi par nature, alors l'hétéro est hétéro parce qu'il a été modelé par des normes sociales rigides qui lui ont interdit de goûter au côté obscur de la force sexuelle.
Donc... Les hétéros sont opprimés comme les homos ! Mais – et c'est pour ça que j'adore le Peace Provider – ce mec aurait dû recevoir le pouvoir dès sa naissance de faire apparaître des petits chiots et des chatons LOL tellement il est dénué de mauvais sentiment lorsqu'il parle franchement : les homos quant à eux ne sont pas des victimes des normes sociales, puisqu'ils parviennent à vivre à rebours de ces normes. Du coup, en dépit de tout leur courage, ils se mettent eux-mêmes dans une position de victimes, tout en étant aussi contre-nature que les hétéros.
Aussi fumant de colère et de désarroi que je pouvais être ce soir-là, je dois reconnaître que le raisonnement est juste. A condition toutefois (1) qu'on soit tous bi par nature ; (2) qu'il n'y ait pas d'évidents problèmes à vivre en ne choisissant rien de précis ; (3) et que toutes les expériences de bi que je vois à la télé ou que je rencontre ne me prouvent pas qu'il n'existe de "bi" que "curieux", c'est-à-dire en transition (et ce n'est pas moi qui leur dirai où ils sont supposés aller, rassurez-vous, mon paternalisme s'arrête là).
Shortbus. L'utopie (et la dystopie) d'une sexualité indéterminée.
Malgré les jets de sang de Baby Cart 2 en arrière fond, la conversation est restée pacifique. Mais le point intéressant, c'est que la bisexualité peut avoir cet usage-là dans les discours : renvoyer malicieusement les homo et les hétéros dos à dos. La plupart du temps, la bisexualité sert à critiquer les "étiquettes", et donc à considérer qu'il est équivalent d'être homo ou d'être hétéro. Quand vous entendez ce discours en étant hétéro, j'imagine que c'est assez neuf, et que c'est une façon de se sentir concerné par la critique des normes sexuelles. Mais quand vous êtes gay... eh bien, vous revoyez défiler devant vos yeux tous les films de Fassbinder, de Pasolini, de John Waters et les pages de Genet et Mishima dans un seul mouvement, et... vous devenez hystérique. And so gay.
En me resservant une bière, j'ai dû prendre une grande respiration et débiter pendant une heure tous les exemples de vies bi que je connaissais, histoire de montrer qu'il existait pas de "bi naturel" dans le monde réel. Histoire de montrer surtout que le bi est simplement le nom contemporain de l'injonction contradictoire que reçoivent les individus dans une société moderne – où l'on peut librement se définir sexuellement, tout en vivant tout de même sous la menace éternelle d'une anormalité, d'une minoritarisation. Il y a encore quelques décennies, on n'aurait pas vu le bi. Il n'y avait pas le choix : normal ou anormal, straight or gay. Désormais, il est visible – c'est tout le succès d'une politique d'affirmation identitaire. Mais il n'en est pas moins contrarié. Bref, le bi est la preuve de la réussite de ces affirmations identitaires, mais il incarne la limite de toute autodéfinition – parce que la plasticité sexuelle ou amoureuse a une limite : la culture et la politique.
J'ouvre les archives. Welcome complexity !
David Yost, l'acteur du POwer Rangers Bleu.
Il craque et déprime parce qu'on le traite de gay sur les plateaux.
Il veut se faire reprogrammer pour devenir hétéro mais déprime parce que ça ne marche pas.
Si seulement il avait pu être "authentiquement" bi...
- L'honnête Pédé Refoulé (PDR) marié.
Il y a d'abord ce mec dont j'ai déjà parlé : black, antillais, marié, qui ne couche plus avec sa femme, dont des petits mecs tombent amoureux en le croisant dans un sauna. Il aime les hommes, mais est incapable de quitter sa femme, peut-être même incapable de vivre avec un homme. Alors objectivement, il est bi : il sait très bien faire l'amour à son épouse ou à un petit Africain fresh of the boat rencontré dans un sauna, ou à un syndicaliste connu, ou à un chanteur inconnu mais que j'aurais bien aimé connaître.
- Le PDR marié, mais tombé du côté obscur de la force.
Le frère de ce mec-là a chopé le VIH, a contaminé sa femme, et s'est finalement suicidé quand toute la famille s'est retournée contre lui (à la suite d'un texto-lapsus envoyée par mégarde à son autre frère). Bi objectif.
- Le PDR marié inquiet.
Un pote, réunionnais, assez touchant, qui est heureux d'avoir quitté la banlieue parisienne pour le calme de la campagne, et le confort d'une famille unie. On a eu nos moments près des meules de foin au clair de Lune, quand on se voyait dehors pour baiser. Il a une femme et des enfants, et il était heureux jusqu'à y'a pas si longtemps. Maintenant, il est inquiet, parce qu'il ne sait pas combien de temps ce petit jeu peut durer. Plus je lui parle et plus je comprends à quel point il a dévié de son chemin initial. Il est sorti avec un mec pendant sept ans, gay assumé. Sa famille a fait pression pour qu'il parte faire son service militaire et finalement se marie. Désormais, il détourne des potes hétéros quand ils sont totalement défoncés et semi-consentants. Un Bi objectif, lui aussi. Je crois même qu'on pourrait lui accorder d'être un bi amoureux. Mais... il est vraiment très difficile de ne pas considérer qu'il aurait pu aimer un homme toute sa vie.
- Le Bi pète-couille.
Un mec rencontré sur le tchat. Par nécessité. Marié, mais il prévoit de divorcer, parce qu'il a reçu l'utimatume de faire des enfants. Vous vous dites... ah, mais c'est parce qu'il flippe d'avoir des enfants. Tout faux, ce mec veut des enfants, mais avec une autre femme... En attendant, le sexe est totalement consacré aux mecs. Godes, cockring, plugs, harnais, pomme de lavement... Une Artillerie qui se résume en cinq photos successives d'outils en tout genre. Ce type inspire une méfiance absolue par sa voix, nasillarde et qui n'arrête pas de monter et descendre – c'est simple, ce mec parle comme les Inconnus quand ils imitaient Indochine ou les publicitaires –, ajoutés à ça tous ses mouvements de tête saccadés à chaque "tu vois" – un best of des Inconnus... Par courtoisie, j'ai dû parler avec lui de sa vie "super compliquée". Moment d'intense vérité : "je suis compliqué comme mec, c'est comme ça, tu vois, c'est simple." Je résume : ce mec a fait le choix simple d'être compliqué.
Le catcheur Orlando Jordan.
Viré un temps parce qu'il était bi. Il revient plus fort que jamais en Bi assumé.
- Le Bi pansexuel.
Un pote brésilien, pansexuel. Les six premiers mois il était gay, il couchait essentiellement avec des mecs. Avec une magnifique détermination, il se tapait surtout des hétéros, des papas maliens, des ouvriers rebeu qu'il arrivait à détourner ou satisfaire presque immédiatement dans la rue, parfois chez lui. Il assume totalement cette dimension "louche" de la pansexualité. Je l'ai rencontré dans un lieu de drague. La différence avec moi c'est qu'on a parlé et que j'étais son ange pour quelques mois. J'ai appris seulement après qu'il était en fait marié. Il aime absolument sa femme, aucun doute. Une véritable admiration intellectuelle et sensuelle. Mais... c'est la seule femme de sa vie. Et elle restera la seule. En revanche, comme ils sont cools et moderne tous les deux : ils peuvent avoir des aventures, même amoureuses, et des plans à trois, pourquoi pas, et des enfants, bien entendu. C'est le bi le plus accompli qui soit, c'est pour ça qu'il dit qu'il est gay mais amoureux d'une femme...
- Le Bi paumé.
Celui qui détruit les coeurs de tous les pédés de mon genre... On devrait faire un procès en class action contre ces mecs-là tellement ils sont beaux et toxiques... ils représentent la femme fatale du pédé. La passion et la dépression qui va avec. Je mets de côté toutes les idées qui me passent par l'esprit pour aller à l'essentiel. J'en connais deux.
Le premier est un petit métis (qui me hante) et que je cherche presque tous les soirs entre les couilles pendantes et les culs poilus des mecs du tchat. Il aime s'offrir, se faire consumer sur l'autel du sexe anonyme. Ses expériences en la matière ont confirmé qu'il n'avait pas de limites. Le pire... c'est qu'il baise presque amoureusement. Il continuerait de m'embrasser doucement au pieu, même si vingt mecs se branlaient en attendant leurs tours. Bien sûr, par ailleurs, il a une copine prolo qui le harcèle de sms toutes les cinq minutes, il aime conduire bourré en rentrant de boîte, et il arrive à baiser sans capote sans s'inquiéter du lendemain. Ce mec est la raison pour laquelle la prévention contre le sida a un sens en 2010. C'est une bombe à retardement. Il est bi... mais explosif, à tout point de vue.
L'autre mec est magnifique. Un peu rebeu, il a un côté Salim Kechiouche, en aussi beau, et en super bien foutu, et super bien monté. Lui aussi est absolument indifférent au physique ou à l'âge du mec. Il a une copine, lui aussi. Je ne connais pas de mecs avec moins de barrières et d'étiquettes que lui... ce qui en fait un bi "sans étiquette" ? Précisément, ce type baigne dans l'anomie, et en fait d'abord souffrir les autres avant qu'il n'en souffre finalement lui-même. Récemment, mon PDR inquiet qui le fréquentait (en même temps que le reste des pédés prédateurs de ma petite bourgade) m'a rapporté qu'il était malade. D'un truc bizarre. Depuis quelque temps. Ce type, je l'ai vu faire tout rentrer, à la file... Il a peut être le VIH.
L'acteur hétéro le plus convoité par les réalisateurs gays intellos... G. Morel, F. Ozon, R. Salis.
Les mecs, arrêtez. Laisse-le tranquille...
Et bien sûr, là, on se dit tous : quel dommage. Pourtant il est beau. Eh oui : pourtant il est beau et pourtant, il aime être sali, utilisé... J'imagine qu'il doit aimer l'indifférence qui est suscitée par l'abjection plutôt que l'abjection elle-même. Mais précisément... c'est cette absence de goût, cette disparition du goût qui doit l'exciter. Est-ce que toute indifférenciation de goût ne se donne qu'à travers l'abjection ? C'est le sujet de philo de la semaine.
Mon PDR inquiet m'a seulement confirmé il y a quelques jours que, de toute façon, "partout où il passe, c'est la merde."
Avant qu'on vienne me faire un cours sur le droit à prendre son pied de toute les façons possibles, je demande un peu d'honnêteté. Le sexe ce n'est pas l'absence de jugement moral, c'est au contraire la démultiplication des jugements moraux en tout genre (il a un joli cul, donc il doit être un mec bien), soudain instrumentalisé au nom du plaisir. Je doute que ça ait un sens pour quiconque de baiser en toute impartialité. Je doute également que quiconque aime s'offrir réellement au premier mec qui passe – tout simplement parce que ça arrive peu d'atteindre un telle niveau d'indifférenciation. Même les mecs qui baisent dans les saunas à la chaîne arrive à choisir le genre de bites qu'il vont sucer. En avoir le fantasme est une chose assez courante. Demander de le jouer avec quelqu'un qu'on connaît est absolument légitime et excitant. S'enduire de pisse ou de boue avec des potes pour revenir à un état très primaire et presque enfantin : rien à dire là dessus. Mais tout ça représente une forme de contrôle du désir. A propos de ces "bi", on touche à autre chose. Le faire dans un bois miteux où passent les flics, entre les capotes et les feuilles de PQ, les ragots des vieux, les regards parfois compatissants, parfois libidineux, c'est une autre dimension.
Yukio Mishima. Marié, et gay... ou bi ?
Masochiste, nihiliste, fou, narcissique, suicidaire. Bref, cohérent ?
Je ne crois pas du tout que tous les bi atteignent ce niveau d'autodestruction (je n'ai pas d'autre mot pour qualifier le plaisir qu'on prendrait à voir la beauté salie et ruinée – car "masochiste" obligerait à faire l'amalgame avec le SM, qui n'est pas une pratique sexuelle autodestructrice). Je sais qu'il y a des bi amoureux successivement d'hommes, et de femmes. Mes premiers exemples sont d'ailleurs ceux d'amours, contrariés, mais d'amours. Mais ils sont rares. Très rares. Sur un tchat gay, j'ai récemment compté sept mecs "bi" sur vingt mecs en tout (donc à peu près un tiers). Et des bi de tout genre. Des bi actifs (qui ne font que prendre), ou des bi passifs (qui se font prendre), mais toujours assez extrême, et en pleine urgence sexuelle. Voilà concrètement ce qu'incarne le terme bi dans ma province pas-si-loin-de-paris.
Quand je croise des "bi", je ne rencontre jamais cette créature parfaite, lisse et dénuée d'inhibitions, totalement naturelle, renvoyant dos à dos hétéros et homos. Je pourrais moi aussi traîner ma lanterne dans les saunas gay, ou les soirées échangistes bi, ou les restau cosy du marais, en criant comme Diogène le crasseux "où sont les bi ? Où sont les bi ?" Parce que le bi est un idéal et non une réalité. D'ailleurs, quelques jours après ma conversation avec le Peace Provider, sous la neige je parlais à un pote en portant laborieusement les pancartes Act Up qu'on nous avait mis dans les mains. En passant devant le centre LGBT, il m'expliquait qu'il existe autant de sexualités que d'individus – et il disait ça pour défendre l'existence de la bisexualité. En bon nominaliste, il ne faisait que confirmer le fait qu'aucune étiquette suffisamment précise ne pourrait qualifier le bi. Précisément ! alors c'est quoi le bi ? Une étiquette... mais sans efficience politique, ni réalité sous-jacente. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas des individus inquiets de savoir ce qu'ils sont, perdus au beau milieu de l'interzone "bi". Mais si je peux entendre la détresse identitaire de ces personnes, pour autant, on ne peut pas dire que tout ce qui porte un nom existe.