"Je suis pédé, et je vis en province."
Vous imaginez peut-être un vieux sur un tracteur, qui découvre sur le tard qu'il est pédé, en même temps que l'agriculture bio. Pas moi.
Ou un fonctionnaire obséquieux, qui connaît les moindres recoins de son patrimoine régional, et seulement un peu bizarre parce qu'il est trop gentil avec ses collègues féminines. Pas moi. Le suicide plutôt.
Ou alors un jeune mec stylé, qui raconte à son millier d'amis facebook qu'il est bi, qu'il a kiffé le dernier clip de Lady Gaga, et qu'il adore se réapproprier les tubes de Madonna en chantant falsetto. Toujours pas moi. Et même quand ça aurait pu être un choix de vie, il était déjà trop tard.
Ma vie est plus simple. Le destin a voulu que le top des spécimens de jungle urbaine (moi) se retrouve dans une couveuse pour couples trentenaires conservateurs. Dans une ville, sur une colline, avec une cathédrale, et le tout cerné d'églises (et un jour, putain, je le promets, je chercherai à comprendre pourquoi une aussi super grande maison de Dieu ne pouvait pas suffire à un village entier). Ce que j'appelle le destin, dans mon cas précis, c'est la crise économique du secteur des intellos-qui-pensent-que-la-société-devrait-donner-un-boulot-aux-mecs-compétents-qui-ont-étudié-plus-de-cinq-ans (pour l'instant, tout ça pourrait me faire paraître bien bien antipathique... mais ça fait partie d'une grande stratégie pour me rendre sympathique après). Et c'est ce destin qui m'a fait chercher un taff hors de Paris.
Voilà donc la vérité nue. Moi aussi, j'ai traversé les villes et les coins de drague. J'ai mon diplôme de parfait petit pédé. J'ai étudié, j'ai lu Foucault et Butler, et j'ai pu crier dans les cafés, moi aussi, que "ma sexualité n'est pas mon identité". J'ai connu la disette puis l'abondance de plans cul. J'ai connu l'urgence sexuelle puis la joie de ne plus savoir entre les cuisses de quel mec ma tête a encore glissé. Par défaut, je suis tombé d'abord amoureux de potes hétéros, puis j'ai pu enfin rencontrer des pédés virils qui naviguaient à la frontière du milieu et du hors milieu. J'avais connu tout ça, je m'étais élevé, j'avais atteint le sommet de ma courbe existentielle, et après une ultime année de sexe et d'études, le paysage que je prenais plaisir à regarder de haut en le survolant allait devoir me servir de terrain d'atterrissage.
Et donc, soudain, tout recommence. J'ai 17 ans à nouveau. Je retombe amoureux de potes hétéros. Je ne sais pas si je dois refaire mon coming out. Je revois à la baisse toutes mes exigences sexuelles... Ma métempsychose, c'était maintenant. Une crise de la trentaine avec complications – en n'ayant même pas trente ans. Où l'on pense découvrir des vérités définitives dont on ferait volontiers des slogans imprimés en gros et gras, pour les vendre en stickers. L'horizon des possibles n'est pas infini. Nos fantômes ne se dissolvent pas quand on passe les frontières. Devenir adulte c'est apprendre à goûter un bonheur tout relatif... "duh" !
Certes, tout le monde en chie, et y'a pas de quoi écrire un blog. Mais j'ai toujours été convaincu, moi, qu'il fallait réinventer le mode de vie majoritaire à partir de son expérience minoritaire. Ce n'est pas une question de souffrance, c'est tout simplement ce qui définit sa véritable utilité sociale. Il n'y a encore pas longtemps, je doutais de quelle expérience minoritaire il s'agissait. Celle de chômeur intello, celle d'handicapé sentimental, celle de pédé, celle gamin perdu dopé à la culture geek... Et un jour, en traversant la ceinture de la zone industrielle de ma ville natale pour revenir y habiter, j'ai vu l'ombre de Kurt Russell planer au dessus de la cathédrale, le cigare au bec, le bandeau sur l'oeil. New York 1997 et Los Angeles 2013 me parlaient, ensemble, pour me jouer en stéréo la phrase culte de Snake Plissen :
"(tu sais, gamin) Plus les choses changent plus elles restent les mêmes."
J'ai changé. Je suis resté le même. Une bonne nouvelle. Maintenant, je suis supposé savoir qui je suis. Je suis pédé, et je vis en province. Dans tout ça, il y a une vérité, un angle.
Let's go. Enfourche la tondeuse de tes parents, vole la trotinette des petits bourges du centre, tape toi les barbus et les papas bi de la périphérie. "Pédé de province forever."
En trois points. Plus deux. Et un bonus.
1. L'urgence sexuelle comme condition de toute sagesse.
2. Les potes hétéros comme altérité salvatrice.
3. L'horizon critique de la déconstruction du cliché gay.
4. Coming out perpétuel & conscience tragique.
5. Finalité ultime de toute existence gay : dissolution de son ego dans l'amour cosmique porté à Kele Okereke.
(Bonus : La bisexualité ou la figure du comique de répétition.)
Depuis que je suis tout petit, je commence par la fin...
Gloire à Kele !